Portrait: Bastoi, éducateur spécialisé à Dzoumogné

 

 

Je suis Bastoi Moilim, je suis sur le poste d’éducateur spécialisé  à la Prévention spécialisée dans le secteur Nord. J’ai eu ma formation de moniteur éducateur en 2000, formation mise en place par le CREAI de la Réunion (devenu IRTS) en collaboration avec le Vice-rectorat de Mayotte. Lors de ma formation de moniteur éducateur, je travaillais dans le dispositif Service Educatif Dispositif Classes Métiers. C’est là où se trouve le Centre de Formation Continue actuel d’Apprentis d’Auteuil Mayotte. J’y ai travaillé pendant 3 ans de 1997 à 2000 pendant la formation car elle était en cours d’emploi.

L’APECM est devenue AGEPAC qui est devenue le Centre de Formation Continue. A l’origine de la chose, j’étais là (rires).

Les missions étaient de rechercher les gamins dans les quartiers et identifier les parents ou les responsables légaux pour inciter  les enfants à s’inscrire dans ce dispositif spécifique « Classes Métiers ». L’éducation nationale avait détaché des enseignants pour s’occuper d’eux. Notre rôle était également après avoir recherché, identifié et inscrit, de suivre tout le domaine socio-éducatif des jeunes.

En 2001, après la formation de Moniteur Éducateur, j’ai commencé à travailler au Foyer Occupationnel de Kerchène pendant 4 mois, puis 2 ans en MECS à Orange puis dans une autre MECS dans la Drome avant de repartir à Mayotte pour travailler à partir de 2007 dans l’association Mlezi Maoré mais que l’on appelait Tama à l’époque. J’ai travaillé pour l’ITEP pendant 8 mois, puis j’ai voulu voir autre chose. J’ai donc postulé à l’interne au service investigation où il était question de faire des enquêtes sociales rapides auprès des enfants dont les parents avaient été reconduits à la frontière.

Le service existe encore à Mlezi Maoré. Une équipe est au CRA et reçoit les personnes retenues. Ils effectuent des entretiens et des évaluations au niveau administratif qui pourraient permettre à terme la libération de la personne. Si la personne se fait reconduire, il faut regarder s’il y a des enfants sur le territoire. Les collègues au CRA envoyaient des signalements des enfants et mon travail était de retrouver ses gamins, et évaluer les conditions de vie de l’enfant et faire des orientations aux différents partenaires.

 

 

Comment faisais-tu pour les retrouver ?

Tu as un nom de quartier, c’est du “à peu près”. Mais on passait beaucoup de temps à marcher et à faire fonctionner le bouche à oreille. Il n’y avait pas ce stade de violence actuelle donc je pouvais me déplacer partout. Les gens étaient tout de même très méfiants car nous étions catégorisés comme étant les personnes aidant la police aux frontières. Nous avons mis alors en place des actions de communication dans les quartiers où nous allions organiser de grands petits déjeuners pour expliquer nos actions pour les jeunes, les adultes. On passait à des activités ludiques et tout cela sur l’île dans sa globalité. On avait sectorisé pour les équipes mais chaque éducateur a quand même fait le tour de l’île. Nous avions commencé à 2, puis 3, puis 4. Donc après les avoir identifié, on regardait s’ils étaient accompagnés et dans les cas extrêmes, nous avions des moyens d’intervention immédiats.  Mais il pouvait y avoir d’autres cas de figures : soit les enfants étaient bien acceptés dans les familles qui les accueillaient et vivaient dans de bonnes conditions, soit c’était quand même très précaire car les familles qui accueillaient étaient elles-mêmes en situation irrégulière.

 

Quand vous retrouviez les enfants, quelles démarches étaient mises en place ?

On avait énormément de mineurs sans familles du fait des reconduites à la frontière. C’est d’ailleurs après cela qu’ils ont créé l’Observatoire des mineurs isolés. Les parents sont libres de partir avec les enfants ou pas. Au CRA, lorsque la maman ou le papa est en entretien avec les collègues, lorsqu’il énonce qu’il est parent, on lui explique qu’il a la possibilité de raccompagner ses enfants.

Je suis ensuite passé à un autre poste qui concernaient les gamins dont les parents avaient été reconduits à la frontière mais qui, malgré plusieurs tentatives n’avaient pas réussi à revenir à Mayotte et qui, fatigués, décidaient de rester aux Comores et réclamaient leurs enfants. Mon travail consistait à récupérer tous les papiers administratifs de la famille au Comores avec le Procureur dans la boucle. Tout passait par lui, c’est lui qui autorisait l’action. Je partais donc aux Comores en avion avec les enfants pour les accompagner directement retrouver leurs parents.

Je n’étais pas le premier à le faire, deux autres avant moi l’avaient fait. Au regard de la Loi Internationale, il était illégal de faire cela. J’ai déjà été retenu à l’aéroport plusieurs heures. Un projet de protection de l’enfance s’est mis en place et je suis parti m’installer aux Comores.

Nous avons investigué sur Mstamoudou,  là où les personnes reconduites arrivent et Nioumakélé dans le sud d’Anjouan où se font les départs, la région la plus peuplée d’Anjouan. On recherchait tous les enfants dont la mère et le père n’étaient pas là. Pourquoi n’étaient-ils pas là, comment ils vivaient, est ce qu’il y avait relation ou non avec les parents etc. On a établi une base de données. En parallèle on continuait à ramener les enfants de Mayotte à Anjouan mais cela avait changé de procédure. La collègue qui les amenait à l’aéroport repartait tout de suite et je prenais le relai.

L’association Maesha s’occupait des enfants dont les parents ont péri sur le voyage Mayotte-Anjouan. Ils recevaient un suivi social, sanitaire et on leur donnait accès à la scolarisation. Les enfants recevaient une collation en journée à l’école. Elle s’occupait également du domaine de l’agriculture.

 

Quelles sont les conditions de vie là-bas ?

Il n’y a plus de végétation, un rapport publié est sorti par l’ONG Dahari qui selon leurs études, montrait qu’en vingt ans, 80% de la forêt a disparu. Les moyens de subsistance sont très pauvres. Même le riz est de très mauvaise qualité. On trouve des pommes de terre et du thon. Les salaires sont moindres. Prends l’exemple d’un instituteur. Déjà, s’il est payé, c’est pas mal ! Et de toute façon, il n’y a pas d’école. Il y a physiquement des écoles mais comment peux-tu garder des profs s’ils ne sont pas payés pendant 3, 4, 6 mois ! La débrouillardise c’est le maitre mot aux Comores.

De l’expérience que j’ai eue, c’est comme Mayotte il y a très longtemps encore une fois, les questions de papiers, on ne s’en préoccupe pas, ce n’est pas une nécessité, ce n’est pas dans la culture. Comme moi quand je suis né, j’étais enregistré nul part, comme beaucoup derrière moi et après moi. C’est l’administration française qui nous amené tout cela: les dates de naissance etc.

Les enfants que nous avons rencontrés à Anjouan avec des papiers, c’est parce qu’ils étaient nés à Mayotte. Les autres n’avaient aucun papier de naissance, pas de carnet de santé etc. Lorsque les personnes arrivant à Mayotte demandent des papiers à Anjouan, il faut de l’argent. Rien n’est gratuit. Tout le monde le sait, tu as envie d’être mineur alors que tu es majeur, si tu as l’argent, tu payes et c’est bon. Mais c’est un cercle vicieux. Pour régler les choses administratives à Mayotte, tu as besoin de tes papiers mais pour avoir tes papiers, il faut de l’argent.

 

Au niveau des problématiques que tu vois au quotidien à Mayotte, lesquelles sont-elles, selon toi, actuellement ? Et quelles en  seraient les potentielles solutions ?

Je vais donner une position personnelle. Comme je le mentionnais toute à l’heure, le problème est cette confrontation entre le droit commun français et les traditions. De mon point de vue, il n’y a pas eu de conscience pour travailler avec les autorités nationales.  Le mahorais n’a pas su faire valoir ce qui était bon à valoriser chez lui et non à gommer. Donc nous avons supprimé des choses qui étaient fondamentales et il y a eu toute une période d’incompréhension. As-tu entendu parlé des enfants du juge ? Non ? Quand le droit commun s’est installé à Mayotte et que les sanctions de justice sont apparues pour les parents, et que des travailleurs sociaux sont venus de métropole avec un regard métropolitain, les évaluations qui étaient faites ne reflétaient pas la réalité de la culture mahoraise notamment sur les sanctions punitives d’un enfant ici.

À partir du moment où il y a eu des sanctions, il y a un autre extrême qui s’est développé à Mayotte : « attention on ne touche pas les enfants, ce sont les enfants du Juge ». Il y a toute une période où il a fallu expliquer ce qui au regard de la Loi française, relevait de la maltraitance et d’une sanction éducative. Les générations de mes parents, les anciennes générations en général qui ont eu l’habitude d’être éduquées d’une autre manière, d’être éduquées par le village, dans ces années là,  tout le monde était responsable de l’enfant. Là, c’est l’institution qui vient s’imposer. En France, aujourd’hui on interdit la fessée. Je ne juge pas, je dis juste que c’est institutionnalisé. C’est l’Etat qui sait. Et si c’était les gens ?

N’importe qui dans le village pouvait me mettre une sanction. Et même il fallait faire attention, car si le parent savait qu’on avait eu une sanction par quelqu’un du village, on pouvait être doublement puni. Tout le monde était responsable de tous les enfants. Tu vois les enfants dans la rue  où certains vont se dire « ils sont abandonnés » » etc. Non, l’adulte qui était à côté était responsable de ces enfants-là. De fait, Il pouvait intervenir. Sauf qu’aujourd’hui, dans la société mahoraise, on est devenus encore plus individualistes que chez vous : « tu ne touches pas à un enfant ». Tu ne dis rien à un enfant. C’est devenu comme ça.

D’une génération à l’autre, ils sont passés d’un extrême à un autre. Toute une éducation a été gommée. C’est violent. Et ça se reflète aujourd’hui.

Cette violence exprimée par les jeunes, d’où vient-elle selon ton expérience?

Il y a plusieurs cas de figures. Certains gamins peuvent être les laisser pour compte suite à une naissance pour récupérer des papiers. Ces enfants sont les oubliés de ce système. Ces gamins ont beaucoup de colère en eux car ils sont livrés à eux-mêmes, s’ennuient. Ils manquent d’affection et d’attention. Derrière cette colère et cette violence, il y a beaucoup de souffrance et une réelle perte d’identité.

Un autre fait aussi, c’est le nombre d’habitants. Au niveau de la politique de naissance, il y a eu toute une politique de « 1 2 3 BASS » qui était menée par la DASS qui a énormément sensibilisé sur le fait d’avoir 3 enfants maximum. Mais je ne vois pas beaucoup d’actions envers les jeunes femmes.

Nous avons un fil d’action à la Prévention Spécialisée auprès de cette population. On a constaté que des jeunes filles de 20 ans avaient parfois 4 enfants. Nous avons un projet d’alphabétisation, nous avons 4-5 filles, il y en a déjà deux enceintes. Elles ont 18 ans.

 

Comment est perçu l’enfant sur les

deux îles?

C’est un peu comme à Mayotte auparavant. Il fallait des enfants pour prendre soin du champ, ou pour être pris en charge lorsque tu es âgé. Les mahorais, selon la tradition, s’occupe des personnes âgées. En ayant des enfants, tu pouvais bénéficier de champs plus grands dans le village et donc avoir davantage de notoriété. Aux Comores, je pense que c’est encore le cas. Ici on a évolué différemment avec toutes les sensibilisations qui sont apparues. Les moyens de contraception sont apparus par exemple.

Le mahorais a une autre vision de la chose du fait de cette évolution. Regarde, je travaille, ma femme travaille. Avant la notion du travail voulait dire aller travailler au champ, avec les enfants. Maintenant, quand tu es rémunéré dans les règles, que tu quittes chez toi pour aller travailler, ça coûte de l’argent de faire garder les enfants. Et ce que je vais faire 10 gamins ? Non sinon j’arrête de bosser. Financièrement ça coûterait très très cher.

Ici, tout ce qui relève du niveau social n’est pas du même niveau qu’en métropole comme la CAF etc. On calque des choses à Mayotte sans prendre en compte la réalité d’ici. On gomme, on calque et ça ne fonctionne pas.

 

À la Prévention Spécialisée, que faites-vous actuellement ?

Avant toute chose, je peux dire que nous sommes bien intégrés dans la zone de Bandraboua. Nos missions sont bien comprises de la population. Les gens viennent nous solliciter dans nos permanences dans chaque secteur et il y a nos interventions dans les quartiers où l’on maintient toujours une présence soit par le biais des maraudes ou des activités fixes à chaque quartier.
L’activité en elle-même est un besoin pour ces personnes. Au-delà des objectifs, c’est aussi une manière d’amener les gens à se confier sur leurs problèmes personnels et recueillir l’information et les orienter aux partenaires associatifs et institutionnels.
On est le repère pour rentrer dans certains quartiers. Spontanément désormais, les gens viennent nous voir.
Les gamins ne sont pas scolarisés. L’activité c’est la survie, les besoins primaires en tout premier lieu. Nous sommes surtout sur des cas particuliers plus que le collectif. Au collectif, nous avons maintenant l’atelier alphabétisation avec 10 jeunes.
Ici, on a accompagné des jeunes. On a choisi nos tests de positionnement et on fait passer un entretien avec lui et nous avons créé une fiche d’accueil pour reprendre tous les renseignements du jeune (administratif, familial etc) et au vue de son niveau du test, il y aura des cours adaptés.

On regarde la situation familiale, sociale, on regarde la précarité du jeune, on essaye de faire intervenir nos partenaires. On intervient de façon globale avec l’apprentissage aux savoirs de base également.

Il y a également une fiche action qui va démarrer bientôt, sur le sujet des moyens de contraception que l’on fera dans nos locaux mais également dans les quartiers, en essayant de faire intervenir les partenaires.

On tente de faire sortir les jeunes des quartiers, de les ouvrir à des activités qui leur ouvrent l’esprit. Tout le monde intervient dans l’équipe, tout le monde a des idées et les met sur la table et on décide ensemble. Nous avons une bonne cohésion.

 

Et ton retour à Mayotte en 2018 ?

De Mlezi Maore, je suis parti en métropole avec le groupe SOS, et j’ai finalement trouvé un emploi dans un IES à Saint Michel de 2018 à 2020. En janvier 2020, je suis arrivé directement à M’Sayidié. Mamoudzou ce n’était pas possible pour moi, j’ai plus l’âge (rires). La direction m’a donc proposé ce poste et je suis à 10 minutes de chez moi maintenant ! Je peux profiter de ma famille tout en travaillant dans le domaine qui m’anime.